XXIe édition du Colloque international «L’Africa romana»
L’épigraphie nord-africaine: nouvelles, relectures, autres synthèses
7 décembre 2018, Tunis
Chers Directeurs Générales, Excellence l’Ambassadeur d’Italie, Chers amis,
Nous voilà réunis encore une fois à Tunis, émus et bien heureux, à l’occasion de cet XXIe édition du Colloque international «L’Africa romana» consacré à l’épigraphie nord-africaine: nouvelles, relectures, autres synthèses, dans l’espoir d’ouvrir un nouveau chapitre de nos réunions, qui débutèrent à Sassari en 1983. Au cours de ces 35 années, nous avons été accompagnés par de nombreux maîtres, par de nombreux chercheurs, par de nombreux amis véritables engagés dans des recherches archéologiques, mais également dans la coopération entre les deux rives de la Méditerranée. L’édition 2018 a été rendue possible grâce à l’aide de nombreux sujets, l’Institut national du patrimoine dirigé par Faouzi Mahfoudh, l’Agence de mise en valeur du patrimoine et de promotion culturelle dirigée par Kamel Bchini, l’Ambassade d’Italie avec son Excellence M. Lorenzo Fanara, la Fondation de la Sardaigne, représentée aujourd’hui par la vice-president Avv. Angela Mameli. Merci à Samir Aounallah e Daouda Sow pour ce qu’ils ont fait.
Il faut aujourd’hui une forte capacité de renouvellement, de changement et de créativité: il s’agit en outre de rapprocher la culture de la vie, de lui donner du sens, de la valeur et de l’utilité ; la connaissance de la culture classique conduit à la rencontre d’un monde fantastique, extraordinaire pour sa profondeur, pour ses expériences, pour ses horizons. Rome, Carthage et Athènes ont le charme, la capacité de séduire, de fasciner. Elles l’ont eu par le passé et elles doivent l’avoir encore plus maintenant, car l’homme d’aujourd’hui, qui vit dans une société complexe, difficile et séduisante, a encore plus besoin d’outils pour comprendre la realité. La naissance de l’École archéologique italienne de Carthage, en février 2015, répond précisément à ces besoins.
Je voudrais souligner en premier lieu qu’il est faux d’affirmer que les auteurs classiques se tournaient toujours vers le passé et non pas vers l’avenir: Seneca affirmait dans les Naturales Quaestiones : Multa venientis aevi populus ignota nobis sciet; multa saeculis tunc futuris, cum memoria nostra exoleverit, reservantur: pusilla res mundus est, nisi in illo quod quaerat omnis mundus habeat. Beaucoup de choses que nous ignorons seront connues de la génération future ; beaucoup de choses sont réservées à des générations encore plus éloignées dans le temps, quand même le souvenir de nous aura disparu: le monde serait une chose très petite si l’humanité n’y trouvait pas ce qu’elle cherche.
Ces mots illuminants, que nous avions adoptés dans l’entrée du palais de l’Université de Sassari, témoignent aujourd’hui de la vitalité de la culture classique et de l’importance de la recherche scientifique faite de curiosités, d’intérêts, de passions qui doivent motiver et animer le quotidien de nos chercheurs, de nos professeurs, de nos étudiants.
Nous sommes ici réunis, aujourd’hui, non seulement pour étudier les anciennes écritures, pour redécouvrir la langue latine, les autres langues de l’Antiquité, le grec, les langues parlées par les Carthaginois et les Numides, plus en général pour recouvrer l’histoire ancienne et l’archéologie classique. Nous ne ferons pas, au cours de ces trois journées, de verbosos commentarios, mais nous entrerons avec notre enthousiasme et nos découvertes au cœur du sujet, pour trouver – je veux suivre les Institutiones de Gaius – le principium de notre histoire et de notre culture (in omnibus rebus animadverto id pefectum esse quod ex omnibus suis partibus constaret et certe cuiusque rei potissima pars principium est ): d’ici vient la base d’une ouverture universaliste de plus en plus moderniste, dans un monde global qui risque de bâtir des murs, cherchant les alibis du souverainisme, sous prétexte d’une sécurité illusoire à l’intérieur de frontières blindées.
Il est bien de rappeler très fermement aux jeunes de tous les pays méditerranéens de ne pas négliger leur propre principium, un principium qui n’est pas national, mais qui situe nos pays dans une perspective universelle et globale, qui tient compte des entrelacements de l’histoire et qui nous conduit vers une ouverture de plus en plus ample et solidaire. En abordant le thème de l’intégration des immigrés, du multiculturalisme en rapport avec les identités locales, nous tenons à réaffirmer que la force de la Rome antique résidait dans une perspective supranationale, dans l’universalisme, dans le dépassement des divisions nationales. Rome a eu la capacité d’intéresser et d’impliquer les élites de nombreuses nations à son idéal. Ce même phénomène eut lieu dans le monde hellénistique, qui fut l’héritier d’Alexandre le Grand. La grande chance pour l’élite intellectuelle actuelle et donc aussi pour les savants qui se consacrent à l’étude de l’héritage des Romains et des Grecs, les professeurs de latin et de grec, les archéologues, les épigraphistes, est que leurs idéaux communs – les idéaux scientifiques avant tout – contribuent à l’harmonie entre les nations. La vocation des études classiques du futur sera de contribuer à un processus d’acculturation globale, de susciter le désir de chacun de nous d’intégrer une réalité culturelle complexe au niveau mondial, en rejetant l’idée d’appartenance à une telle race ou de mépriser les cultures perçues superficiellement comme différentes: il est nécessaire de travailler pour former cette conscience et rendre disponible tout ce qu’il faudra pour qu’une telle attitude se répande. Il est clair qu’à présent nous devons enfin nous libérer du préjugé impérialiste de la primauté de la culture occidentale, mais il faut poser d’un dialogue se réalisant dans le respect avec des intellectuels d’autres traditions, surtout en ce moment, quand la diffusion des médias de masse et les exigences de la production et de la distribution de biens tendent à massifier les modes de pensée et de communication, risquant ainsi de saper notre propre identité culturelle.
Les études sur l’antiquité grecque et romaine vivent sans aucun doute un moment d’extrême intérêt et d’importance sur le plan scientifique, si l’on considère à la fois la qualité des résultats obtenus et la bonne renommée dont nos recherches jouissent partout, pour le grand intérêt pour le patrimoine culturel; pourtant, les études anciennes souffrent à présent dans les universités et dans les écoles. Les études classiques ont d’excellentes raisons pour continuer à être pratiquées dans la civilisation moderne de la technologie et du marché, à condition que nous considérions le monde classique comme la racine constitutive de la civilisation du monde actuel et futur, que nous reconnaissions les principes de démocratie, de religion, de solidarité et de respect qui sont une expression du monde ancien mais qui surtout sont à la base de l’identitè même des nations qui donnent sur la Méditerranée, avec toute la profondeur des continents.
Sans les études classiques, le monde serait plus mauvais: nous exaltons constamment la civilisation technologique moderne, mais nous ne réalisons pas que nous le faisons uniquement en rapport avec le monde antique. Parce que, comme l’écrit Paolo Mastandrea (Quale futuro per gli studi classici in Europa ?, ed. L. Cicu, Sassari 2008), nous ne pouvons comprendre aucun de ces trois mots (civilisation, moderne, technologie) sans la culture classique. On ne comprend pas moderne sans un rapport avec l’ancien; on ne comprend pas civilisation, car la civilisation dérive de civis et civitas et se réfère donc précisément à cette dimension urbaine dans laquelle la culture classique, athénienne ou romaine, a donné son meilleur. On ne comprend pas technologie sans la techne attribuée au mythique Ephaistos, l’architecte divin, le dieu jeté par son père Zeus à l’intérieur du volcan de l’île de Lemnos, et donc boiteux et élevé par les nymphes, qui auraient appris les mystères de son art aux Sintii, à qui le héros Prométhée aurait volé le feu pour le donner aux hommes. Et sans son fils Talos, l’automate ailé qui empêchait les étrangers et surtout les Sardes de pénétrer dans l’île de Crète, les brûlant vifs et provoquant cette grimace appelée Risus Sardonius, déjà mentionnée il y a trois mille ans par Homère à propos de la grimace d’Ulysse menaçant les Proci: et Ulysse est le chef de la lignée des hommes, attaché au mât du bateau, entre les chants des sirènes, jusqu’à l’île des Lotophages, comparé à l’homme qui s’accroche au bois du salut. Strabon (17,30,20) identifia l’île de Meninx, à la frontière sud de la Petite Syrte, avec le pays des Lotophages, où quelques compagnons d’Ulysse, pour avoir goûté les fruits du lotus, sucrés et agréables aux vertus légendaires, ont oublié leur pays et leur retour: ceux qui ont mangé le fruit du lotus – raconte Homère – ne voulaient pas rentrer pour raconter ce qu’ils avaient vu, mais ils préfèrent rester parmi les Lotophages, manger du lotus et oublier le retour. Retour auquel le héros les a forcés – en pleurant – avant de partir pour l’île du Cyclope. Ulysse est certainement le prototype de l’explorateur, le voyageur par excellence, aussi bien ceci dans l’interprétation classique, que dans l’interprétation médiévale et moderne. Ulisse et Hercule, que Sénèque a célébrés comme «invictos laboribus et contemptores voluptatis et victores omnium terrorum», grâce à la sapientiae cupido et au innatus cognitionis amor. Et nous savons que l’acte fondateur de la littérature latine est la traduction de l’Odyssée de Livius Andronicus.
Si nous avons un avenir – et nous voulons en avoir un, nous voulons dépasser toute question rhétorique et exiger un futur pour nos études -, l’avenir c’est faire comprendre aux jeunes leur rapport avec le passé et donc leur apprendre à lire leur présent par rapport au passé et le passé par rapport au présent, en faisant appel à l’inter-textualité et en redécouvrant le continuum entre le monde antique et le présent. L’expression « l’homme ne vit pas que de pain » était utilisée bien avant Jésus-Christ. Et le pain, pour nous, est aujourd’hui la civilisation technologique, mais elle ne suffit pas, il nous faut plus, une culture humaniste, fondée sur l’antiquité gréco-latine, puis sur les grandes religions. Ludus était l’école dans l’antiquité et Ludus doit devenir l’école de demain, qui ne peut pas se limiter à un devoir ; nous devons redécouvrir le plaisir qui vient de la lecture d’un texte dans sa langue originale, le plaisir de la traduction personnelle, le plaisir d’une comparaison, le plaisir d’une découverte. Nous devons saisir l’aspect ludique de la recherche, qui doit nous intéresser et nous exciter, car nous en avons assez des magistri plagosi, comme ceux qui ont appris le grec à Augustin.
Les études classiques peuvent constituer un point de repère tant pour les pays européens que, paradoxalement, pour le Maghreb et d’autres régions du monde. On a l’impression que nous faisons trop peu pour faire revivre la culture classique par la rencontre entre les deux rives de la Méditerranée et entre les différents pays, surtout après l’expérience exaltante des printemps arabes, qui a souvent dégénéré en hivers terribles. Nous n’avons pas toujours été solidaires et souvent nous n’avons pas compris l’intérêt, le respect, l’admiration qui règne au Maghreb pour notre tradition.
Plus de 40 ans ont passé depuis le congrès extraordinaire de Dakar au Senegal Africa et Roma, parrainé par l’Istituto di Studi romani sous les auspices du Senegalensium Rei publicae Princeps, Léopold Sédar Senghor, dont les actes ont été publiés en 1979 sous le titre Acta omnium gentium ac nationum conventus latinitatis litteris linguaeque favendis ; en les feuillettant, j’y ai trouvé le souhait du recteur de l’Académie de Strasbourg Argentoratensis: maneant semper vincula illa inter Africam et Europam quibus nos eadem communitate eademque inter nos caritate coniunctos nosmet sensimus.
Malheureusement, nous vivons une période de conflits entre cultures, peuples, pays, et cela aussi à cause de notre incapacité à comprendre les autres, à développer une vie en commun paisible, à laisser de côté l’égoïsme et les intérêts, à rejeter les fondamentalismes et les intolérances, même de notre part. Le monde antique nous fournit les outils pour donner naissance à une nouvelle époque fondée sur le respect des autres, sur le pluralisme et sur la valeur de la diversité. La culture classique est une composante fondamentale de la culture méditerranéenne, mais elle est aussi autre chose. Pourquoi étudier la littérature ancienne, pourquoi l’histoire? Voilà la nécessité de lire les textes dans leur langue d’origine, car la langue n’est pas vraiment un exercice logique mais un outil pour la compréhension historique des textes. La volonté d’utiliser les médias numériques disponibles, qui sont un instrument au service de la philologie, de l’épigraphie, de la numismatique, de l’archéologie, constitue aujourd’hui une forme de démocratisation de la culture. L’’utilisation, ainsi que les technologies de l’information, la télévision, le cinéma, les power points et d’autres instruments.
Au début du troisième millénaire, la culture ancienne ne cesse de nous étonner par son sens éternel de source de connaissance.
Notre Ècole voudrait se proposer comme un observatoire privilégié de la culture classique, identifiant sa valeur de formation et même d’éducation, qui ne peut se fonder uniquement sur la reconnaissance d’une complexité de la grammaire ou de la syntaxe, mais qui est liée à notre condition humaine actuelle. Non seulement dans les pays où la formation linguistique ou culturelle est plus directement liée à la culture classique, mais aussi et peut-être surtout dans les autres pays de tradition anglo-saxonne ou slave ou arabe ou berbère; et tout d’abord la valeur de l’humanitas latin, ce qui nous lie indissolublement à cet héritage complexe de la culture classique, qui ne s’inscrit pas dans un hyperuranium ethnocentrique, mais qui pénètre les nations et les peuples au cours de l’histoire, et qui est maintenant confronté aux progrès de la technologie de l’information, des sciences naturelles, de la médecine, de l’archéologie elle-même ainsi qu’à de nouvelles méthodes d’enseignement.
Admirer les traces, même infimes, de la culture classique (je pense aux légendes sur les monnaies grecques et latines qui circulent au-delà des frontières de l’empire) nous montre une temoignage d’une oikouméne où des peuples de différentes ethnies, cultures, religions, ont perçu les lueurs de la civilisation classique. La civilisation islamique s’est merveilleusement greffée sur la civilisation classique, tant au niveau de la transmission du livre qu’au niveau, plus proprement, de la transmission et de l’interaction culturelle, ce qui constitue une leçon profonde pour nos jours, qui connaissent une accélération effrayante, une nouvelle forme de provincialisation, une provincialisation non dans le sens de l’espace, mais dans celui du temps.
Donc, la culture classique comme liberté, droit, justice, solidarité, raison, poésie, art, patrimoine des hommes, difficile à atteindre, ktema eis aei, si l’on veut, d’après Thucydide, non pas comme l’objet d’études des antiquaires, ni d’érudition nostalgique. À l’époque de la mondialisation, quand le démon de l’homo oeconomicus, du marché, émerge trop souvent, la leçon ancienne et moderne de la culture classique nous apprend à nous reconnaître dans les valeurs fondées sur l’humanitas, de ce nihil humani a me alienum puto. Toujours au troisième millénaire, la leçon de la culture classique découle de la source de Castalia et répète la devise delphique du «connais-toi toi-même».
Bon travail à tous.
Attilio Mastino
Manifesto ARXXI definitivo 2018